Le Million

Tout au long de sa carrière, René Clair aura continué de se faire “une certaine idée” du cinéma… L’expression doit être prise au pied de la lettre, et la métaphore peut être filée: qu’il soit en train de traverser le désert ou de faire sa rentrée dans les studios, le cinéaste ne cesse pas de cultiver une situation d’observateur – qui lui permet à la fois de redéfinir les bases de son idéal, et de l’ériger en loi. Mi-Moïse mi-De Gaulle, il va très tôt peaufiner son statut de commandeur, de conscience morale du cinéma français; et un autre trait qui le rapproche du fondateur de la Veme République, c’est la tentation permanente de renégocier le contrat, de tout remettre en question et d’exposer ses propres doutes au coeur du débat… De ses tout premiers films jusqu’à son retrait sur l’Aventin du Quai Conti, Clair se présente bien comme un prophète doublé d’un législateur, et qui n’a de cesse qu’il n’ait précisé par la plume ce que doit être le cinéma. Au point que l’exceptionnel prestige qui s’attacha à son nom semble d’abord né de cette parole initiatique: face à un langage cinématographique dont les soubresauts restaient obscurs et l’évolution insaisissable, il fut celui qui prétendit déterminer la valeur absolue de ce langage, en déterminer les règles et en fixer les limites. Là où les Delluc, Canudo et autres L’Herbier n’avaient développé qu’une mystique, hermétique au plus grand nombre et encore encombrée d’influences diverses, René Clair vint enfin comme Malherbe: avec lui, l’heure était venue de dissiper les équivoques, d’isoler la vocation essentielle et quasi ontologique du cinéma, de le protéger contre tout ce qui pouvait menacer son identité… Par là, l’auteur du Million offrit à toute une génération de cinéphiles une figure rassurante, qui cristallisait la fascination du cinéma tout en canalisant les risques de ses débordements, qui légitimait une nouvelle écriture tout en lui imposant les structures d’une rhétorique classique. Position privilégiée, sans doute – mais position singulièrement inconfortable, et dont Clair n’éluda aucune des contradictions: en relisant les nombreux articles publiés depuis 1925, on s’aperçoit que ses théories se renouvellent constamment en fonction de la pratique, ainsi que des nouvelles donnes économiques ou techniques… Au point que le discours clairien, aussi absolutiste qu’il se veuille, n’arrive au bout du compte qu’à refléter ses propres limites, la relativité des croyances passées et l’indétermination de l’avenir. Et si ce discours est passionnant, c’est justement par la richesse de ce qu’il cherche à contenir et qui lui échappe, par son échec à résumer à lui seul une histoire du cinéma imprévisible: c’est peut-être là, dans ce dédoublement assumé entre la loi écrite et le mouvement des images, que l’expérience de Clair s’avère authentiquement fondatrice.

Comme tout cinéphile entré en religion aux alentours de 1920, Clair s’est d’abord posé une question obsédante, qui hantera tous ses écrits alors même qu’il sera passé de l’autre côté de la caméra: qu’est-ce que le cinéma? Pour répondre à cette question, il se tient à égale distance d’une mystique à la Delluc et d’une métaphysique à la Bazin. A ses yeux, il importe essentiellement de définir ce qu’est le cinéma auprès de la littérature et du théâtre, d’en isoler la spécificité en tant que langage autonome: le cinéma n’est pas nécessairement un moyen de rendre compte de tous les aspects de la réalité, il suffit qu’il soit à part entière une écriture, un mode de communication conforme à un certain idéal romanesque. C’est ici qu’apparaissent déjà les contradictions de la pensée clairienne: d’un côté, il milite pour émanciper le septième art de l’influence des six autres, il part en guerre contre les sous-titres du muet, contre l’invasion du théâtre filmé ou l’imitation de la littérature; de l’autre, il ne reconnaît une dignité à ce nouvel art qu’à partir d’un modèle rigoureusement littéraire, à partir aussi d’une certaine idée de la chose écrite. Et d’emblée, cette idée vient contrecarrer les mots d’ordre avant-gardistes, pour se mesurer à une tradition psychologique plus discrète. C’est donc en critique que Clair abordera le cinéma, se refusant à y voir le relais d’un quelconque romantisme ou post-symbolisme, et choisissant au contraire cette forme d’expression parce qu’elle ne laisse de place à aucun dogme: dès lors que l’écriture cinématographique est limitée par les contraintes techniques, elle est protégée de l’inflation rhétorique, elle est condamnée au naturel. A l’heure où la littérature et le théâtre apparaissent comme autant de langues mortes, c’est au cinéma qu’il appartient de restaurer un vocabulaire immédiat, redevenu pur de tout soupçon et de tout malentendu. Dans l’esprit de Clair, la promotion de l’image-langage est donc inséparable d’une politique de la table rase, qui fait abstraction des derniers défis de l’avant-garde pour remonter aux sources mêmes de la poésie:

“(…) une nouvelle forme d’expression poétique est née et peut toucher chacun des coeurs qui battent sur la terre./ Elle apparaît dans ces suites d’images qui souvent défient la logique mais qui souvent aussi font passer dans les salles obscures un courant de lyrisme amoureux. Une poésie populaire est là, qui cherche sa voie./ (…) Marcel Proust se demandait “si la musique n’était pas la forme unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes”. Non, pas unique. Marcel Proust n’aurait pas écrit ce mot s’il avait connu les possibilités d’un art visuel, du cinéma.” (1)

Ce n’est plus un art total ou un hypothétique “cinéma pur” qu’il s’agit de défendre, c’est bien plutôt un art de la synthèse, par quoi la poésie retrouverait une forme simplement humaine, par quoi le discours pourrait enfin se réincarner au-delà du discours: l’analogie avec la musique n’est pas fortuite, qui définit le cinéma comme un langage inscrit dans le temps, comme une écriture en action. Et la référence à Proust n’est pas incompatible avec la nostalgie d’une “poésie populaire”: ce qui distingue Clair, c’est précisément un trop-plein de culture et de conscience, une saturation décadente qui aspire à s’oublier elle-même, à se dissoudre dans une spontanéité primitive. Par là, il exprime à la fois la fatigue d’une génération incrédule et son effort esthète, fétichiste, pour revenir en arrière et pour reconstituer une innocence qui n’est plus permise à la littérature.

C’est ce qui l’incite à se situer ouvertement sous le patronage des pionniers de l’écran – non sans une nuance de provocation qui est une manière de s’affirmer à l’arrière-garde de l’avant-garde, et de réécrire à l’envers l’histoire du cinéma:

“S’il est une esthétique du cinéma, elle a été découverte en même temps que l’appareil de prises de vues et le film, en France, par les frères Lumière. Elle se résume en un mot: “mouvement”./ (…) Quand les frères Lumière ont voulu démontrer la valeur de leur merveilleuse invention, ils n’ont pas présenté sur l’écran un paysage mort ou un dialogue entre deux personnages muets: ils nous ont donné L’Arrivée d’un train, Une charge de cuirassiers et cet Arroseur arrosé qui fut le père du film comique. Si nous voulons que le cinéma croisse en force, respectons cette tradition oubliée, revenons à cette source.” (2)

On appréciera la teneur paradoxale de ce manifeste, qui prône un cinéma en mouvement tout en célébrant un âge d’or où la caméra était fixe… C’est qu’en vérité, il importe moins d’accélérer le rythme que d’actualiser l’instant où il s’est ralenti, de se réinstaller dans une situation où le mouvement était encore possible: on mesure toute l’ambivalence de la réflexion clairienne, qui ne fait jamais que s’attaquer à une faille, à un décalage, à un contrat rompu dans le libre déploiement de la fiction. A relire ce texte célèbre, on songe à la scène non moins célèbre des Deux Timides, où la plaidoirie illustrée ne cesse de reprendre et de s’interrompre au même moment fatidique: le fantasme du jeune cinéaste s’avère bien celui d’une reprise, c’est-à-dire moins d’une recherche que d’une remise en marche du temps perdu – et qui, comme telle, serait vouée à se suspendre dans une projection virtuelle, dans un perpétuel arrêt sur image. Et cette avancée immobile semble amplifiée par le recours à l’écriture: alors même qu’il appelle de ses voeux un cinéma anti-discursif et fondé sur le seul vocabulaire visuel, Clair semble tout aussi tributaire du discours que le sera son jeune avocat, tout aussi attaché à une parole qui élude l’incarnation.

A travers tous ses textes de la fin des années 20, on voit ainsi se développer une véritable oeuvre parallèle, qui double ses films au point de paraître constituer une fin en soi – et qui n’arrive jamais à ressaisir l’idée du cinéma que par défaut, en négatif, en référence à ce qui aurait pu être (s’il n’y avait pas eu l’intrusion du film d’Art et l’invasion des marchands du Temple): elle est une Belle au bois dormant qui reste à réveiller, ce qui achève de la situer dans une perspective lointaine, anachronique et presque enfantine… Tout se passe comme si Clair aspirait à refonder l’histoire du cinéma, à la purifier des désordes et des influences hétéroclites qui l’ont traversée, pour rendre vie à ses premiers émerveillements de spectateur. En cela, il est fidèle à la logique gentiment perverse qui est celle de ses premiers films; il est aussi l’enfant d’un quart de siècle qui a vu grandir le cinéma en même temps que vieillissait la littérature, et qui ne peut pourtant appréhender celui-là qu’à travers les catégories familières de celle-ci. Dès lors, il importe moins de dire ce qu’est le cinéma que ce qu’il doit être, dans un esprit à la fois émancipateur (puisqu’il s’agit de le dissocier des autres arts) et régressif (puisqu’il faut malgré tout en préserver l’état d’enfance et la facilité de lecture). Si le nouvel art est crédité d’un potentiel imprévisible et infini, c’est justement en raison de son extrême jeunesse, qui l’ouvre à tous les possibles mais le voue pour l’instant à chercher à tâtons la voie qui lui est propre.

Curieusement, bien après cette période consacrée à l’apprentissage d’un alphabet, bien après avoir pris acte des formes excentriques qu’il a empruntées, Clair restera fidèle à une vision “essentialiste” – tant elle présuppose l’existence d’un cinéma en soi, qui n’admettrait pas de greffes extérieures et ne pourrait se référer qu’à une nature idéale, intangible, reconnue une fois pour toutes… Il reste qu’autour de 1927, ses positions ne sont pas encore si tranchées – et que face à l’ingérence envahissante d’une industrie boulevardière, le jeune polémiste assume sans complexes les incertitudes de son donquichottisme:

Les Deux Timides

“Il n’y a pas d’avant-garde au cinéma. On l’a dit mille fois. (Les malheureux qui emploient encore ce terme péjoratif n’ont donc pas compris que le cinéma, dans son entier, est une avant-garde?) Il n’y a pas d’avant-garde. Mais, il y a, d’un côté, ceux qui aiment le film et lui vouent leur existence; et, de l’autre, ceux qui vivent du film et feraient volontiers un autre métier s’ils y trouvaient plus de profit./ (…) Impossible (…) de voir L’Aurore de Murnau sans lire en guise de préface l’opinion de M. Henry Bernstein sur cette oeuvre. Imagine-t-on un personnage qui, avant le premier acte du Secret, viendrait nous lire l’opinion de M. Murnau sur la pièce de M. Bernstein?/ (…) C’est grâce à de semblables manifestations que les gens de cinéma eux-mêmes font passer l’art du film pour une distraction de bas étage.” (3)

On peut sourire, aujourd’hui, de cet amalgame entre la tyrannie du texte et celle de l’argent: il est tout à fait compréhensible dans le contexte des années 20, où le langage visuel est perçu comme un nouvel esperanto, relayant l’utopie humaniste de la Société des Nations, balayant la poussière d’un répertoire dramatique qui demeure associé à l’avant-guerre… De ce point de vue, la mort annoncée du cinéma silencieux se conjugue à l’assombrissement de l’horizon économique, pour venir tarir le rêve d’une harmonie universelle autour de l’écran blanc. Dès lors, le statut ambigu de Clair (tout ensemble critique et cinéaste, à la frontière d’une génération idéaliste et d’un âge plus pragmatique) le voue à ne défendre qu’un compromis: s’il s’est fixé une mission à laquelle beaucoup de ses pairs ont pu se rallier, c’est celle de sauver ce qui peut l’être – en renvoyant dos à dos les tenants de l’art pour l’art et ceux du profit, en adoptant les accents réalistes d’un médiateur. Et ses attaques mêmes contre l’establishment théâtral participent d’une volonté de conciliation: il ne prétend pas instaurer une rupture radicale entre la scène et l’écran, mais seulement dissiper les malentendus qui empêchent de discerner clairement de quoi l’on parle.

A mesure que s’inaugure de plus en plus bruyamment le règne du parlant, Clair est amené à assumer presque officiellement ce rôle d’intermédiaire, de passeur raisonneur qui s’efforce de jeter des ponts entre deux logiques devenues antagonistes. Au point qu’on est amené à se demander si cette position instable n’est pas celle qui répond le mieux à sa double vocation: cinéaste resté dans l’âme un écrivain, il ne s’épanouit jamais plus librement que dans la contorsion, le décalage, la dialectique plus ou moins forcée entre deux disciplines. Cet équilibrisme satisfait pleinement son goût du paradoxe, et le plaisir précieux qu’il trouve à être là tout en étant ailleurs, à brouiller toute identification trop limitée de son point de vue personnel; surtout, elle lui permet de s’inscrire dans un cadre à court-circuiter, dans une structure à transgresser: par excellence, Clair est l’homme de l’entre-deux, qui inaugure à reculons une nouvelle ère de l’histoire d’un art, et en redéfinit les règles à travers un affrontement amoureux avec la littérature… Dans sa manière de définir le cinéma par ce qu’il ne doit plus être, dans son ambition de rendre purement visuelle la chose écrite, il y a une forme de provocation adolescente, qui obscurément perpétue l’autorité qu’elle entend dépasser.

C’est ce qui lui assure, à la naissance de ce qu’on appelle encore les talkies, l’autorité d’un témoin privilégié, d’un commentateur déjà institutionnel. On conçoit que les contemporains aient pu trouver une certaine sécurité dans le discours clairien, véritable choeur antique de l’avènement du parlant – et qui prenait acte de la catastrophe avec fatalisme, tout en suggérant d’éventuelles consolations… Avec le recul, on s’aperçoit que ce discours n’en prenait pas moins l’exacte mesure de la situation: aussi éloigné des imprécations de L’Herbier que du triomphalisme de Pagnol, Clair est le seul qui cherche alors réellement à penser le parlant, à en mesurer les risques mais aussi les enjeux et les avantages. Dans une série d’articles donnés en 1929, il fait ainsi un compte rendu nuancé de ses premières impressions face au film sonore:

“C’est l’emploi alterné de l’image d’un sujet et du son produit par ce sujet – et non leur emploi simultané – qui crée les meilleurs effets du cinéma sonore et parlant.” (4)

Et il illustre cet argument en évoquant une séquence d’un film partiellement sonorisé comme Show Boat:

“Un acteur et une actrice sont en scène. Ils déclament d’une voix solennelle leurs rôles mais, à voix basse, se font une véritable déclaration d’amour et conviennent de se retrouver après la représentation. (…) On peut imaginer ce qu’un habile réalisateur a fait avec l’alternance de la déclamation affectée et du chuchotement sincère, le jeu des plans lointains et proches. Ni le cinéma silencieux, ni le théâtre n’auraient pu créer cet effet.” (5)

On aura reconnu les prémisses d’une idée qui sera notamment développée dans Le Million – avec les deux protagonistes repliés au fond du décor et traduisant leurs sentiments en silence, en marge des tonitruantes passions qui s’épanchent à l’avant-scène… Ce principe de l’emploi alterné de l’image et du son est tout à fait emblématique d’une politique du détournement, qui consiste à investir de l’intérieur la nouvelle technique, tout en décomposant ironiquement ses effets de réalité: de la sorte, Clair aspire à éviter le surcroît de vraisemblance et le poids d’incarnation impliqués par la parole, en maintenant celle-ci dans un état d’apesanteur, détachée de son support, privée d’une subjectivité identifiable. En même temps, il s’agit d’opposer si radicalement les conventions du verbe théâtral et celles de la pantomime qu’elles ne peuvent que produire un langage inédit, irréductible celui-là à aucune tradition, et ne fondant sa poésie singulière que sur la dérision caricaturale des deux autres. Il importe donc bien de définir la spécificité d’un vocabulaire, qui n’appartiendrait ni à l’art dramatique ni à l’art muet, et trouverait sa légitimité dans un système de signes sophistiqués: c’est ici que s’épanouit avec le plus d’éclat la vocation du législateur, qui ne peut accepter le progrès technique qu’autant qu’il en a fixé les limites, les objectifs et la justification; on ne saurait parler à son propos d’un discours théorique, qui supposerait déjà un passage par la pratique – mais bien plutôt d’un discours constituant, d’une grammaire préliminaire, que ses premiers films parlants n’auraient plus qu’à illustrer comme autant d’exercices d’école.

C’est ainsi que Clair précisera sa pensée sur la non-coïncidence de l’image et du son, sur la prééminence d’un cinéma sonore où les bruits seraient savamment choisis, en citant à la fois l’exemple de Walt Disney et ses propres expériences dans Le Million… Avant tout, il importe de préserver la souveraineté de l’esprit sur la matière, de cérébraliser tout ce qui peut naître de la nouvelle invention, et risque d’échapper aux plans d’une écriture concertée. C’est ce qui rend la réflexion de Clair fort ingénieuse, mais figée par l’excès même de son ambition totalisante: tout se passe comme s’il fallait à toute force neutraliser les débordements du réel, en décrétant une stylisation qui dissocie les éléments en présence et leur prête une cohérence purement mentale. On le voit donc obéir à un mouvement simultané d’expérimentation et de glaciation – puisqu’il s’attache à explorer les ressources du champ sonore, mais pour mieux les réintégrer à un monde intérieur rigide. Au bout du compte, il n’est question que de répéter un processus enfantin d’apprentissage de la langue, en y introduisant de subtils décalages qui ne font jamais que renforcer le retour du même.

En ce qui concerne le cinéma dit “100% parlant”, on connaît la polémique qui opposa Clair à Pagnol: elle s’est figée en une image d’Epinal aussi scolaire que les traditionnels parallèles entre Racine et Corneille… En fait, les déclarations péremptoires de l’auteur de Topaze jouèrent pour celui du Million un rôle de parfait contre-exemple, qui l’autorisa à radicaliser ses positions mais aussi à les nuancer sur certains points; c’est qu’au-delà d’une joute rhétorique, Pagnol rejoignait Clair dans une revendication qui avait été la sienne depuis la fin du muet, celle de la reconnaissance de l’auteur de films en tant que créateur à part entière. Il reste pourtant à examiner le sens que donne Clair à la notion d'”auteur” – et qui n’est pas tout à fait le même que chez Pagnol… Paradoxalement, on pourrait dire que l'”auteurisme” défendu par Clair est d’essence plus littéraire que celui de son contradicteur: pour Pagnol, il s’agit de relayer la création théâtrale par les moyens du cinéma, à travers un empirisme inspiré qui finit par devenir à son tour création autonome; pour Clair, il importe au contraire d’assurer jusque dans les studios l’autorité unique de celui qui a écrit – au point de ne concevoir la réalisation du film que comme une formalité subalterne par rapport à la genèse du scénario. Si l’auteur est omniprésent, c’est d’abord sur le papier, dans le cadre d’un travail individuel qui essaie de conjurer autant que possible la part de l’imprévu, et précisément ce qui ressortirait davantage à une émulation théâtrale.

Et c’est en systématisant cette conception égotiste (sinon élitiste) que trente ans plus tard, il proposera de mettre de l’ordre dans la composition des génériques télévisés, au point d’en écarter tous les intervenants qui ne lui paraissent pas essentiels… C’est bien le cas de parler de Clair comme d’un “auteur-législateur”, qui constamment se soucie de fixer des acquis obtenus de haute lutte, qui dans un premier temps promeut la subjectivité du créateur de films – et s’empresse aussitôt de la protéger, à travers un arsenal de codes qui ne peuvent que la restreindre. Au point que le programme législateur tend à freiner les ambitions de l’auteur, à les inscrire dans un discours qui semble toujours retarder ou démystifier sa mise en oeuvre… Quels que soient les effets pervers de cette volonté de tout verbaliser, elle répond à une nécessité qui fut vitale pour les cinéastes français des années 25 à 35: celle de nommer précisément leur activité et d’en faire admettre la légitimité, quitte à reprendre une terminologie qu’il s’agissait pourtant de renouveler. On comprend dès lors pourquoi Clair ne pourra être revendiqué comme le fondateur d’une “politique des auteurs”, au même titre que Pagnol, Guitry ou Renoir: il faudrait plutôt parler de la “politique d’un auteur”, qui conjugue un splendide isolement et une certaine impersonnalité; dans l’auteurisme clairien, tout s’organise autour d’un sujet souverain, qui prétend maîtriser d’un bout à l’autre les différents stades de la réalisation de son oeuvre – et cependant, ce sujet s’avère étrangement absent, comme dispersé dans la multiplicité de ses fonctions et dans la valeur d’exemple universel qu’il prétend leur donner.

En vérité, cette politique d’un auteur peut se définir essentiellement par une résistance à la politique des producteurs, par une attitude réactive qui revient plus ou moins, face aux dégradations et aux compromissions de toutes sortes, à restaurer la figure de l’écrivain de cinéma comme un idéal inaccessible. On a parfois l’impression que Clair cultive avec ténacité ce manichéisme – qui lui permet de ne s’affirmer qu’en creux, en retrait, dans une virtualité perpétuellement brimée par le règne des philistins, par la prolifération des intermédiaires et par la relativité même de la durée du film… A le lire, il semble qu’il n’ait jamais pu s’exprimer que dans une vie antérieure, selon un modèle idéal qui se trouverait constamment humilié par les trivialités du présent: sa mythification de l’auteur de films vient ainsi prolonger le platonisme désabusé qui sous-tend sa vision du monde – comme s’il était sans cesse à la poursuite d’une oeuvre perdue avant même d’avoir vu le jour.

Plus il avance en âge et en expérience, plus il accentue cette distance – qui semble celle d’un homme de lettres égaré dans les studios, constamment obligé d’atténuer ses ambitions en fonction de contingences mesquines, et dont l’idée même du cinéma paraît ne jamais recouper la réalité de ce métier. On retrouve ici à l’oeuvre un principe de dédoublement qui traverse toute sa pensée: il ne se revendique nullement comme un écrivain-cinéaste (ainsi que le fera par exemple Cocteau), mais comme un cinéaste frustré de sa vocation d’écrivain, exilé de lui-même et voué à évoquer avec nostalgie le créateur qu’il aurait pu être… C’est pourquoi on n’a vraiment affaire qu’à un auteurisme inversé, en négatif, et qui à ce titre ne peut que retourner à l’anonymat d’une génération perdue; c’est pourquoi la parole clairienne, aussi impérieuse qu’elle se veuille, finit par apparaître comme une structure autosuffisante, détachée de son objet et faisant si l’on peut dire écran avec la création cinématographique proprement dite.

Cela n’empêche pas son puritanisme de frapper à bon escient, en se gardant des crispations xénophobes, et en se rapprochant au contraire (surtout au début des années 30) d’un anti-capitalisme constructif. Il faut souligner que ces positions progressistes sont contemporaines d’A nous la liberté: elles relèvent moins d’un collectivisme pur et dur que d’un idéalisme anarchisant, à la Fourier, et qui s’inquiète d’abord de protéger l’individu contre toute forme de centralisation… Aussi loin qu’il aille dans ses hypothèses politiques, Clair continue de se rattacher à un utopisme raisonnable, qui ne s’en prend pas aux structures sociales mais aspire plutôt à reconstituer des micro-sociétés – à l’intérieur desquelles les créateurs pourraient retrouver la liberté supposée d’un âge d’or originel. C’est d’ailleurs l’utopie qu’il réalise à sa modeste échelle, à l’ombre des studios Tobis, en cultivant un phalanstère de collaborateurs privilégiés; et tout au long de sa carrière, il ne renoncera jamais à faire revivre cette famille spirituelle, et intemporelle, dont déjà il rêvait dans Paris qui dort ou dans L’Ile des monstres.

Ce qui maintient la réflexion de Clair dans une persistante équivoque, c’est que tout en préservant cet orgueilleux retranchement, tout en diabolisant l’engeance des commerçants du film, il ne se lasse pas de proclamer son allégeance au public, comme à la seule instance dont il reconnaisse le verdict. Là aussi, il faut sans doute faire la part d’un certain masochisme, qui consiste à exagérer les contraintes extérieures comme pour rehausser le caractère insaisissable de l’inspiration intérieure… Et l’on a surtout le sentiment que le public, notion invisible et anonyme, intervient en tant que deus ex machina – qui permet à Clair de dépasser les contradictions de sa pensée: d’un côté, il prône une écriture cinématographique solitaire, à l’exacte mesure d’une subjectivité; de l’autre, il s’escamote derrière le discours même qui prétend légitimer cette écriture… Il ne reste plus dès lors qu’à recourir à la sanction populaire, ainsi qu’à un ultime moyen de se dissoudre en beauté; et ce mouvement d’auto-annulation rejoint celui qui préside à la plupart des récits clairiens, avec leurs personnages conviés à dépasser leurs ambivalences et leurs hésitations, à s’effacer dans l’harmonie unanimiste. Il y a quelque chose de presque religieux dans cet appel au monde, qui participe de toute une mystique laïque d’entre-deux-guerres, et semble recomposer sur le plan collectif une unité qui échappe à l’individu. C’est d’ailleurs avec une humilité obsessionnelle que Clair, d’ordinaire si jaloux de son indépendance, s’attache à laisser le dernier mot au public… Il n’est pourtant pas jusqu’à ce grand corps diffus qu’il ne cherche obscurément à circonscrire, à délimiter, à rationaliser. D’abord, en s’efforçant d’expliquer a posteriori pourquoi tel ou tel film n’a pas eu de succès: c’est l’exercice méthodique auquel il se livrera dans Comédies et Commentaires, en affirmant haut et fort la souveraineté des spectateurs – alors même qu’il démonte les plus infimes ressorts de leurs réactions… En fait, fût-ce dans un domaine indéfini s’il en est, Clair ne renonce pas à mettre de l’ordre et à fixer un certain nombre de règles, d’autant plus générales qu’elles s’appliquent à une multitude de cas particuliers. Ici, l’auteur peut laisser la parole au législateur, le moi s’évanouit au profit de la loi – mais d’une loi prudente, changeante, qui tantôt entérine un état de fait, tantôt propose de le précéder, sans arriver à “cadrer” son objet sinon à l’intérieur d’une structure impersonnelle:

“Comment cette grande masse docile, dont on n’a rien fait pour éveiller et former le sens critique, pourrait-elle se défendre contre le plaisir dégradant que lui dispensent tant de produits fabriqués en série selon les plus basses recettes? (…) Nous ne demandons pas le règne d’un cinéma moralisateur ou intellectuel mais l’avènement d’un cinéma digne des responsabilités que sa puissance lui confère.” (6)

C’est par ces détours qu’on voit resurgir le puritanisme sous-jacent au réformisme de Clair: il n’est pas question de mettre sous contrôle un art qui se fonde sur le dialogue de deux entités souveraines (auteurs et spectateurs); et cependant il est impossible de laisser cet art à la disposition de puissances financières qui l’avilissent, qui flattent les goûts les plus bas de la foule en même temps qu’elles restreignent le champ de la création… Il est donc logique que Clair puisse rêver de coopératives artistiques, qui conjugueraient son individualisme et une forme assez souple d’organisation sociale; mais il est inévitable, en dernier ressort, qu’il fasse appel à l’intervention de l’Etat, seule capable d’opposer une limite à l’omnipotence de l’argent, pour peu qu’elle ne lui substitue pas celle d’une idéologie.

Dans sa lutte pour un cinéma enfin respectable, Clair va donc multiplier les manifestes pour obtenir le soutien et la reconnaissance de l’Etat… Mais il ne le fait qu’avec une extrême prudence, en prévenant les risques de récupération politique ou académique, et en reliant toujours ses revendications à une cause ponctuelle: s’il s’engage à la fin des années 20 pour une certaine forme de protectionnisme, c’est en prenant soin de se situer sur un terrain exclusivement esthétique; s’il se mobilise par la plume, en 1939, pour réveiller un cinéma français paralysé par la drôle de guerre, c’est moins pour promouvoir une industrie de propagande que pour sauver l’existence même de sa profession; et s’il plaide en 1958, devant le ministre Soustelle, pour une reconduction de la loi d’Aide, c’est certes au nom du rayonnement de la France à l’étranger, mais aussi d’un cinéma qui resterait vivant et libre… En fait, chaque fois que Clair prend la parole dans ce registre officiel, il semble qu’il n’adopte le point de vue national que pour faire passer en contrebande des préoccupations plus personnelles. Dans sa relation avec les corps constitués, il entrera toujours un peu de cette ambiguïté qui lui permet d’être à la fois dedans et dehors, juge et partie, censeur et railleur… Et même quand l’Etat est invoqué en tant qu’épurateur esthétique, dans la fièvre réformatrice des années 30, Clair ne peut s’empêcher de faire un pas de côté, et de secouer la poussière d’institutions comme les Beaux-Arts ou la Comédie-Française (il obéira au même réflexe sous le règne de Malraux, en brocardant ces cinémas d’Art et d’Essai où il croit voir une dangereuse résurgence de l’art officiel et de l’avant-garde autoproclamée…). En ce domaine plus qu’en tout autre, son anti-mysticisme radical l’amène à ne s’engager que de manière partielle et pragmatique, quitte à passer pour un donneur de leçons un peu sec – alors qu’il ne lui importe que de concilier le service du bien commun et son indépendance d’esprit.

C’est ainsi qu’il attire l’attention des pouvoirs publics sur les sujets les plus divers – qu’il s’agisse de l’institution d’un dépôt légal, rendue indispensable par la disparition des bandes d’avant 1914, du rééquilibrage des instances qui contrôlent la télévision ou d’un projet de chaîne mi-publique mi-privée, dont la configuration oecuménique est déjà celle du futur Canal Plus… Jusque dans ces propositions frappées au coin du bon sens, on voit se maintenir un double idéal que Clair n’a jamais perdu de vue: en premier lieu, celui de la maîtrise du temps dans la maturation d’un art (télévision ou cinéma), censée lui permettre d’évoluer au même rythme qu’une personne, en accédant à une autonomie progressive et qui ne doit pas passer par d’artificielles greffes extérieures; en second lieu, celui d’une organisation microcosmique, qui harmoniserait différentes formes d’expression sans pour autant aliéner la particularité de leurs caractères. Et au bout du compte, ces deux préoccupations n’en font qu’une: celle de sauvegarder une conception anthropomorphe de l’écriture audiovisuelle, quelque avatar qu’elle emprunte… Chez Clair, le législateur n’oublie jamais qu’il est d’abord un auteur; si ses pétitions de principe paraissent parfois trop scrupuleuses, dans leur foisonnement de parenthèses, de précisions annexes ou de clauses d’exception, c’est parce qu’il cherche à modeler la loi sur une discipline fluctuante, insaisissable, aussi relative que l’inspiration humaine. Pleinement conscient de cette relativité, Clair se consacre sans relâche à en anticiper les conséquences néfastes – ce qui peut lui inspirer, on l’a vu, des intuitions prémonitoires; ce qui le voue aussi, décidément, à rejoindre une génération sacrifiée de démocrates déçus, et d’intellectuels trop confiants dans les vertus de la République.

Parmi tous les chapitres auxquels Clair propose d’adapter la législation, celui de la censure est naturellement abordé avec les plus grandes nuances… En tant que critique, il s’est à la fois exalté pour la puissance érotique du cinéma et pour les espaces vierges qu’il ménage au rêve, à l’imagination, aux points de suspension. C’est même l’un de ses thèmes de prédilection au temps de l’art muet, dont il ne vante pas seulement en cinéphile les effets allusifs et métonymiques:

“Si l’on admet que la loi de contrainte puisse aider un art à trouver sa forme parfaite, il faut remercier les censeurs pudiques qui nous permettent de voir sur l’écran toutes les images de l’amour, hors celles où l’amour trouve sa satisfaction. Grâce au zèle de ces hommes vertueux, le cinéma évite à ses fidèles la satiété misérable et consacre au seul éveil du désir l’innocence de ses fantômes.” (7)

Au vrai, ce postulat fantasmatique est chez Clair l’une des clés de l’attachement au silence: celui-ci est essentiellement un moyen de se dérober aux évidences de l’incarnation, qu’elle passe par l’acte ou par la parole. C’est bien de cette union de deux réticences que naît son classicisme – où l’appel à la contrainte en tant que valeur formelle renvoie certes à Gide, mais au Gide puritain de La Porte étroite… Et l’on se doute que le puritanisme du cinéaste n’ira pas s’atténuant, exaspéré qu’il sera par le dévergondage de l’amour filmé, et par une débauche d’évocations charnelles qui lui apparaissent comme autant de provocations gratuites. Il n’en maintiendra pas moins le débat dans des bornes strictement esthétiques: c’est toujours en sublimant son propre angélisme qu’il vante les vertus de l’ellipse ou la force suggestive de la comédie américaine d’avant-guerre; et il évite soigneusement d’émettre la moindre opinion morale, à la fois par prudence et par une répugnance naturelle à l’égard de tout message trop pesamment délivré.

Si l’idée d’une censure a jamais pu traverser l’esprit de Clair, c’est précisément d’une censure spirituelle qu’il s’agit: elle s’en prendrait moins à la représentation des moeurs qu’aux moeurs mêmes du monde du cinéma, à sa désorganisation, à son matérialisme… On en trouve l’exemple dans un article de 1934 (“Le cinéma et l’Etat”), où il imagine que la valeur esthétique ou didactique d’un film puisse être soumise à une distribution des prix… Et l’on mesure toute la candeur de ce messianisme laïque, à travers l’ambition purificatrice qui lui inspire de nouveaux anathèmes contre l’affairisme, ou le projet d’une “Chambre du film” censée y mettre bon ordre. Il faut évidemment réinscrire ces propositions dans un contexte politique fort trouble, que dominent l’affaire Stavisky et la montée des extrémismes; pour sa part, on ne peut certes pas reprocher à Clair de céder aux tentations antiparlementaires – mais plutôt de pécher par excès de naïveté, de prêter à l’Etat une mission paternaliste qui ne sera mise en oeuvre que sous Vichy, et dont il n’est pas en mesure d’apercevoir tous les effets pervers. A ce titre, il est bien le porte-parole d’un âge intermédiaire, qui continue d’appliquer les vieilles catégories humanistes de la IIIeme République à un art en perpétuelle gestation, qui essaie encore de conjuguer le souci de l’ordre et le respect de l’individu.

C’est qu’au-delà d’une certaine idée du cinéma, c’est une certaine idée de l’homme que Clair ne cesse de défendre: on peut moins lui attribuer un quelconque moralisme qu’une dévotion anachronique à la primauté de la personne, au rôle central de la figure humaine. C’est ainsi que dans le sillage de sa réflexion sur l’érotisme, il est amené à mettre en cause (déjà) un développement de la violence médiatique qu’il juge dangereux; et en même temps, il échappe à un registre bien-pensant où on le devine peu à l’aise, pour se réinstaller sur le terrain esthétique: au fond, peu lui importe que l’exhibition du sang et du sexe soit devenue trop crue à son goût; il s’inquiète surtout de la valeur idéologique qu’on prête indûment, à ses yeux, à une telle évolution. Curieusement, la négation du corps reste associée chez lui à la négation du “message”; la crainte de l’explicite est une affaire de vocabulaire bien plus encore que d’images… On retrouve là l’un des paradoxes essentiels de la pensée de Clair: d’un côté, il ne cesse de développer autour du cinéma un discours régulateur et planificateur, qui ne craint pas de s’immiscer dans les détails les plus anecdotiques, qui semble vouloir rationaliser l’impondérable; de l’autre, ce discours n’aboutit jamais qu’à rehausser une absence, une position de retrait, un refus de s’exprimer ouvertement. Tout se passe comme s’il fallait jeter les bases d’un cinéma à valeur de mythe, de création collective, au point de se dissoudre soi-même dans le système totalisant qu’on a méticuleusement mis en place. De sorte que si l’Umberto D de De Sica est cité comme modèle d’un art humaniste, il s’agit encore un coup d’un humanisme par défaut, dont la valeur s’accroît de tous les excès qu’il retranche et de la transparence presque anonyme à quoi il accède: à un tel stade, l’homme n’existe que par l’impersonnalité mythologique que lui confère le cinéma; c’est par le cinéma seul, au-dessus de tout parti pris politique ou philosophique, que l’individu échappe à ses attaches terrestres et à ses limites verbales pour redevenir pure essence.

De même, on serait bien en peine de trouver la moindre caution idéologique à la “francité” tant commentée dans l’oeuvre de Clair, et pas davantage à l'”exception culturelle” qu’il continuera toujours de défendre… S’il veut promouvoir les vertus spécifiquement nationales du cinéma français, ce n’est pas au nom de quelque nationalisme: c’est à certaines heures de crise, on l’a vu, pour solliciter l’intervention des pouvoirs publics; c’est surtout pour réaffirmer l’idée d’un art populaire et universel, où les traits dominants d’une culture pourraient s’exprimer de manière à être compris dans le monde entier… Et si protectionnisme il y a, il s’exerce moins contre l’influence étrangère que contre l’autre, en tant que celui-ci vient altérer l’unité de la conception du film. Plus profondément qu’à des clivages culturels, le débat reste donc lié à une obsession artistique qui s’étend aux questions les plus techniques – comme celle des coproductions internationales, ou d’un sous-titrage défendu contre le doublage.

C’est ici que se rejoignent deux préoccupations en apparence opposées: celle de l’homogénéité de la création cinématographique, perçue comme une entité cohérente et qui doit à ce titre être protégée de tous les mélanges impurs, de tous les alliages incongrus; et celle d’une circulation entre les peuples où dialogueraient librement les sensibilités nationales. On pourrait résumer cette contradiction par une vérité première qui est devenue lieu commun, quant à la nécessité d’atteindre l’universel en passant par le particulier… Mais dans le cas de Clair, la dialectique de ces deux termes est plus complexe: il n’entend défendre une création subjective qu’en gardant pour objectif sa vocation universelle; l’auteur de films n’est maître chez lui que pour être reconnu par le plus grand nombre, fût-ce au-delà des frontières de son pays… Le balancement est cultivé avec un tel systématisme qu’il finit par redevenir paradoxe: il donne le sentiment que Clair se représente comme détaché de soi-même, étranger à sa propre création, déjà mis à distance par l’oeil d’autrui et par une mythologie collective qui le dépasse. C’est ce qui offre à son plaidoyer pro domo un caractère abstrait, désincarné, passe-partout – comme si le statut poursuivi était celui d’un exemple à la fois unique et absolu, d’une exception qui se verrait unanimement confirmée par la règle.

Et c’est aussi ce double point de vue qui, face à chaque innovation technique, l’installe dans un inévitable porte-à-faux, dans une perpétuelle tentative de fixer des bornes au nom même de la liberté créatrice. A peine un raffinement de recherche se manifeste-t-il, il repart en bataille contre ce nouveau moulin à vent, en invoquant une idée du réalisme qui s’avère à son tour très ambiguë… Lorsqu’il rappelle par exemple les vertus du montage, il s’agit d’un montage transparent, qui anticiperait les critiques de Bazin en se faisant lui-même intermédiaire immédiat; et s’il témoigne de très vives réticences à l’heure de la commercialisation du cinémascope, c’est toujours en avançant la même éthique de la discrétion, le même refus de tout effet spectaculaire. A ce sujet, il évoque le spectre des performances foraines ou de la mise en scène théâtrale, pour mieux réaffirmer la subtilité romanesque du langage cinématographique (traditonnellement attachée au montage et aux changements d’échelle); surtout, il s’insurge contre le caractère standardisé du nouveau format, qui viendrait niveler la diversité des registres en les faisant entrer à toute force dans un cadre rigide. On reconnaît bien là son constant souci de maintenir l’auteur de films dans une semi-pénombre, maître du jeu mais pas de manière trop visible, montreur de marionnettes qui garderait pour lui les secrets de son art… En cela, sa mystique de la transparence diffère sensiblement de celle de Bazin: le réalisme ne réside pas pour Clair dans une assomption intégrale de tous les aspects de la réalité; il est plutôt l’humble acceptation d’un certain nombre de codes qui fondent la notion de vraisemblance, et qui (ainsi que le décrétait Boileau) ne coïncident pas nécessairement avec le vrai. Au bout du compte, il importe bien de maintenir une “illusion de réalité” dont les conventions seraient aussi communément partagées que le bon sens: le cinéma continue d’être défendu par Clair comme un langage dont il a lui-même contribué à fixer les règles, à enrichir la terminologie, à nuancer la signification… Mais une fois ces progrès admis, il semble que ce langage doive se figer une fois pour toutes dans une valeur d’échange universellement reconnue – et à ce titre intangible, à moins de revenir à cette tour de Babel dont la hantise pesait déjà sur les premières années du parlant. On retrouve ainsi inchangée la vieille utopie espérantiste qui fut celle des cinéphiles de la IIIeme République; et plus que jamais, l’autonomie créatrice n’est revendiquée que pour être reliée à une famille idéale et anachronique, à un “âge d’or” où la plupart des grands cinéastes auraient communié avec le public dans l’observance des mêmes rites… En vérité, le réalisme en question est essentiellement un humanisme, qui demeure inscrit dans une représentation obstinément innocente: Clair fait partie de cette génération qui a cru à la purification par le cinéma des “mots de la tribu” (pour reprendre la formule de Rimbaud qu’il aimait à citer), et qui par là même a abdiqué toute critique du vocabulaire recréé.

S’il fallait isoler le mouvement qui domine la pensée de Clair, tout au long de ce demi-siècle de commentaires sur le cinéma, ce serait donc une perpétuelle avancée en sens inverse; ce serait un effort inépuisable pour se modeler sur les conséquences les plus infimes de l’évolution du cinéma, et parallèlement pour la canaliser et la contenir, à l’intérieur d’une construction intellectuelle où elle paraîtrait enfin immmobile. Dès qu’il anticipe, avec une singulière finesse, toutes les implications d’un nouveau procédé ou de nouvelles pratiques, c’est toujours avec l’arrière-pensée de les graver dans le marbre, de les soumettre à une forme de législation qui permettrait à la fois de les rationaliser et de les arrêter dans le temps. L’inconfort de cette situation, qui consiste à écrire sur le sable et à délimiter le domaine le plus mouvant qui soit, Clair en a été le premier conscient – dans la mesure où avant de se vouloir législateur, avant même d’être auteur, il a été dans l’âme un historien. Très tôt, et plus qu’aucun de ses pairs, il a intimement ressenti la mortalité de la pellicule, la fragilité des modes cinématographiques et la relativité qui mine le temps du film:

“Il semble que le cinématographe, machine à capter les minutes de vie, ait voulu défier le temps et que le temps prenne une terrible revanche en traitant à l’accéléré tout ce qui se rapporte à l’écran.” (8)

On peut même se demander si Clair (imprégné d’histoire littéraire et découvrant le cinéma au moment précis où il devenait lui-même objet d’histoire) n’aura pas été le premier cinéaste à penser son art en termes historiques, à commencer de s’inscrire dans une continuité rétrospective. Il y a chez lui l’obstination candide d’une sentinelle – qui ne s’éveille que pour voir s’écrouler un pan du passé, et qui se voue sans répit à réparer les ravages du temps, tout en étant le plus souvent réduit à les consigner… Par là, tous ses écrits sur le cinéma finissent par ne constituer qu’un vastememento mori, où le sérieux des propositions dissimule mal la noirceur de la vision – qui tantôt prend la forme de l’ironie, tantôt celle de l’élégie. C’est ce double ton qu’il adopte, par exemple, en demandant de remédier par une loi à la projection accélérée des films muets, et aux contresens qu’elle provoque:

“Si le cinéma avait été inventé plus tôt, combien d’événements historiques subiraient le même sort et apparaîtraient sur l’écran comme les épisodes d’une comédie burlesque! C’est en brimbalant qu’à Fontainebleau Napoléon ferait ses adieux, Danton danserait sur la charrette fatale et Jeanne d’Arc sautillerait sur la Grand’Place de Rouen./ (…) Et nous satisferait-elle, la reproduction parfaite à laquelle la mémoire n’aurait pas ajouté ses retouches insensibles? (…) Le poète demandait au temps de suspendre son vol et la meilleure des machines ne pourra jamais exaucer ce voeu. Les heures propices ne suspendent leur cours que dans le souvenir.” (9)

Ce texte est moins futile qu’il n’y paraît, et toute l’ambivalence de Clair s’y fait jour sur un mode mineur: d’un côté, il s’amuse des effets pervers et comiques de l’accélération cinématographique; de l’autre, il laisse s’exhaler ces regrets romantiques qui reviennent régulièrement dans son oeuvre, comme une tentation toujours réprimée… En vérité, on touche ici le point sensible autour duquel s’organise l’ensemble de sa réflexion sur le cinéma, comme s’il fallait faire appel à toutes les subtilités de la raison pour apaiser les plaintes de la passion. Cette passion déçue, c’est celle d’un homme qui a pu croire en son for intérieur à l’éternité de la chose filmée – et qui en a constaté d’autant plus cruellement, à chaque pas qu’il faisait dans la carrière, le caractère périssable et précaire. René Clair face au cinéma, c’est un peu le journaliste de C’est arrivé demain, d’abord ivre de pouvoir inverser à sa guise le cours du temps; mais peu à peu, le fantasme faustien se rétrécit comme une peau de chagrin, et l’illusion d’anticiper le futur devient un effort sans cesse déçu pour en prévenir les menaces… Dès lors, il semble que l’histoire du cinéma ne puisse s’écrire qu’à rebours, et que son avenir même ne puisse être appréhendé que sous les espèces du passé: alors qu’il ne cesse de méditer sur la fugacité de l’instant filmé et sur le caractère imprévisible d’un art en perpétuel devenir, Clair ne renonce jamais à stabiliser ce mouvement – c’est-à-dire à lui conserver une figure humaine, reconnaissable et rassurante. A tous égards, il reste ainsi l’homme d’un verbe en quête d’incarnation, d’une parole fondatrice mais qui s’ensevelit elle-même sous les constructions trop savantes qu’elle prétend ériger. Aussi bien, il ne faut pas chercher chez lui une “morale” de la création cinématographique, semblable à celle que développeront les prophètes de la Nouvelle Vague… On a plutôt l’impression que jusque dans ses aspects guindés ou procéduriers, jusque dans ses subtilités trop sinueuses, le discours clairien déploie mieux qu’aucun autre une lecture lucide du cinéma – qui se refuse aux exaltations sacralisantes, pour assumer à la lettre toutes les contradictions d’un art impur.

Endnotes

  1. René Clair, “L’amour filmé”, L’Intransigeant, 3 juin 1926, repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, Gallimard, 1970, pp. 154-155.
  2. René Clair, “Depuis L’Arroseur arrosé“, Comoedia, 17 octobre 1924, repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., pp. 62-63.
  3. René Clair, “Gens de cinéma”, Le Crapouillot, 1927, partiellement repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., pp. 167-169.
  4. René Clair, “Une enquête à Londres: l’avenir du film parlant. II”, Pour vous, 6 juin 1929, repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., p. 206.
  5. Ibid., p. 207.
  6. René Clair, “Du théâtre au cinéma”, Le Temps, 18 juillet 1932, repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., p. 240.
  7. René Clair, “Glorification du fameux “baiser final””, Pour vous, 23 mai 1929, repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., pp. 116-117.
  8. René Clair, conférence à la Filmliga d’Amsterdam, 19 janvier 1929, repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., p. 156.
  9. René Clair, “L’histoire accélérée”, Le Figaro, 24 janvier 1963, partiellement repris in Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, op. cit., p. 274.

About The Author

Noël Herpe currently teaches French literature and French cinema at the University of Chicago. He writes for the journal Positif, and works as an adviser for the foreign selection of the Cannes Film Festival.

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